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Comédies
31 janvier 2017

Les deux dames

5505-177772-VieillesHauteVille

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Photo Jean-Pierre PEPIN)

 

Voilà un peu plus de six ans que je les croise.

Bras dessus, bras dessous, la plus âgée arrimée à la moins âgée.

Entre la rue Saint Guilhem et les halles Castellane.

Toujours entre neuf heures trente et dix heures.

Et voici que le temps presse.

Voici qu’il devient urgent de laisser une infime trace.

La trace de ces deux dames qu’à défaut de tout l’essentiel aurait pu et dû opposer.

Quelques phrases qui suppléeront aux possibles absences de ma mémoire.

Quelques phrases destinées à celles et ceux qui ne sont pas encore résignés à considérer que le vivre ensemble relèverait de l’impossible.

Deux dames.

La plus âgée, si vieille désormais qu’elle en devient de semaine en semaine toujours un peu plus diaphane, dont le pas se fait hésitant et qui peine à gravir, en direction des halles, la rue Saint Guilhem.

La moins âgée, qui la soutient, s’arrête, lui laisse le temps de reprendre son souffle, l’aide à parcourir quelques mètres supplémentaires, feint d’observer le contenu de la vitrine de la mercerie.

L’une qui peut-être crut ou croit encore en Dieu, celle qui atteint à son achèvement, catholique de naissance ou peut-être protestante, chrétienne quoiqu’il advienne.

L’autre qui montre qu’elle croit en Allah, le foulard refermé sur les belles et douces rondeurs de son visage de vieille dame, si attentive, si prévenante.

Six longues années au long desquelles il me fut donné d’observer le lent, l’inexorable déclin de l’une mais aussi l’obstination de l’autre à entretenir le souffle de la vie chez celle qu’elle assiste.

Une confiance partagée.

Cette façon de s’appuyer pour l’une et de contenir pour l’autre.

Bien que celle qui contienne, la moins âgée, ne s’interdise pas de montrer qu’elle aussi a vieilli.

Elles n’atteignent plus à l’étal de Céline pour y acquérir les quelques fruits et légumes avec lesquels la moins âgée composait les repas de la plus âgée.

Ni à celui du boucher pour y choisir le morceau de viande ou à celui du charcutier pour lui réclamer la tranche de jambon à l’os.

L’ascension jusqu’au sommet de la rue Saint Guilhem est beaucoup trop ardue pour la plus âgée.

Le bras gauche enlacé au bras droit de la moins âgée, la main droite s’appuyant sur une canne, elle se laisse entraîner à l’intérieur de l’épicerie qu’une « grande » enseigne a ouvert dans le premier tiers de la rue Saint Guilhem.

Là où se vendent des fruits et des légumes, mais aussi de la cochonnaille, moins goûteuse que celle dont elles faisaient l’acquisition aux halles, mais immédiatement disponible.

La plus âgée qui peut-être croit en Dieu mais qui de toute évidence fut liée à la bonne société des chrétiens.

La moins âgée qui de toute évidence croit en Allah et dont le parler laisse entendre que la jeune fille qu’elle fut usa d’une autre langue.

Je les ai croisées ce matin, à l’heure où je descendais la rue Saint Guilhem.

Je redoute les temps à venir, ceux de leur probable et définitive absence.

La plus âgée en ayant fini de décliner.

La moins âgée n’ayant dès lors plus d’utilité aux yeux des proches de la plus âgée.

Cette chaleureuse confiance, cet incessant partage entre deux femmes qu’à défaut de tout l’essentiel aurait pu et dû opposer me seront alors plus qu’un vide, comme l’obligation d’admettre et de me résoudre à la fin d’un monde possible et espéré.

 

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