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12 février 2020

J'ai salué Giono

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J’ai salué Giono.

Un jour de février, à Marseille, en ce temple de la culture dénommé Mucem (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée).

Un lieu à l’étrangeté qui me déconcerta, bien que je l’eusse déjà fréquenté.

Son ancrage au rivage, la vue qu’il dégage parfois vers des horizons à l’immensité relative, le béton qu’il enchevêtre et qui donne l’oppressante illusion de l’enfermement jusqu’à l’instant où s’entrouvre une porte et que le soleil vous revienne sans que rien soit en mesure de vous en protéger.

Giono décéda le 9 octobre 1970.

J’avais vingt-huit ans.

Je pris le deuil.

Le deuil d’un père en littérature, d’un guide, d’un confident.

Giono ne m’a jamais quitté depuis notre première rencontre, en 1955 ou 1956.

Regain.

Le premier des romans de Giono à s’installer dans ma bibliothèque, à voyager en ma compagnie, moi qui m’étais défait de mes racines afin de fuir, au crépuscule de mon adolescence, non un pays mais une famille.

Depuis ces années-là, je n’ai pas cessé de lire cet Auteur qui occupe une place de choix dans mon Panthéon.

Jusqu’à ce début d’année lorsque me fut confié le catalogue de l’exposition présentée depuis l’automne dernier en ce Mucem où je ressentis aucun désir de m’abandonner à l’observation ébahie du Vieux Port et de l’affligeante et iconographique représentation d’une prétendue vierge.

M’abstraire de cette ville afin de mieux retrouver l’Ecrivain.

N’en point percevoir les pulsations, les tressaillements, les bruits et la fureur.

Je me suis introduit dans le Musée.

Dans les pas de Giono.

Avec la Guerre comme préalable.

La « Grande » Guerre.

L’abominable boucherie.

Les millions de cadavres.

L’exposition s’ouvre par une mise en scène de cette Guerre.

Si sombre dans sa représentation.

Mais comme vidée de ce qu’il eût été nécessaire de révéler au visiteur.

Cette abomination que Giono n’a jamais cessé de porter en lui jusqu’à ce jour d’octobre 1970.

L’impossibilité de se défaire de la désolation, de l’atroce spectacle des corps abimés, des corps déchiquetés de garçons à peine sortis de l’adolescence.

Ce que ne traduit pas, ou si peu et si mal, la scénographie de Jean-Jacques Lebel.

Là où il eut été nécessaire de faire entendre et de laisser voir l’anéantissement d’une jeunesse contrainte à se sacrifier pour une cause qui ne fut jamais la sienne.

Afin de mieux s’immiscer dans ce qui a nourri l’Œuvre de Giono, de comprendre comment et sur quelles fondations s’élabora cette Œuvre.

Giono le combattant malgré lui, le survivant qui avait vu mourir tant et tant de ceux qui avaient été ses compagnons de tranchées.

Il manque au descriptif de la Guerre que Giono abhorra le sang, les larmes, la fureur et la mort pour de vrai.

Ce presque vide qui me dérangea.

Que je comble en restituant ici quelques paragraphes du roman que Gallimard publia en 1931, Le grand troupeau.

 

« … On entendait passer le silence avec son petit crépitement électrique. Les morts avaient la figure dans la boue, ou bien ils émergeaient des trous, paisibles, les mains posées sur le rebord, la tête couchée sur le bras. Les rats venaient les renifler. Ils sautaient d’un mort à l’autre. Ils choisissaient d’abord les jeunes sans barbe sur les joues. Ils reniflaient la joue puis ils se mettaient en boule et ils commençaient à manger cette chair d’entre le nez et la bouche, puis le bord des lèvres, puis la pomme verte de la joue. De temps en temps, ils passaient la patte dans les moustaches pour se faire propres. Pour les yeux, ils les sortaient à petits coups de griffes, et ils léchaient le trou des paupières, puis ils mordaient dans l’œil, comme dans un petit œuf, et ils le mâchaient doucement, la bouche de côté en humant le jus.

Quand l’aube n’était pas encore bien débarrassée, les corbeaux arrivaient à larges coups d’ailes tranquilles. Ils cherchaient le long des pistes et des chemins les gros chevaux renversés. A côté de ces chevaux aux ventres éclatés comme des fleurs de câpriers, des voitures et des canons culbutés mêlaient la ferraille et le pain, la viande de ravitaillement encore entortillée dans son pansement de gaze et les baguettes jaunes de la poudre à canon.

Ils s’en allaient aussi sur leurs ailes noires jusqu’au carrefour des petits boyaux, à l’endroit où il fallait sortir pour traverser la route. Là, toutes les corvées de la nuit laissaient des hommes. Ils étaient étendus, le seau de soupe renversé dans leurs jambes, dans un mortier de sang et de vin. Le pain même qu’ils portaient était crevé de déchirures du fer et des balles, et on voyait sa mie humide et rouge gonflée du jus de l’homme comme des bouts de miche qu’on trempe dans le vin pour se faire bon estomac au temps des moissons. Les corbeaux mangeaient au pain et en même temps ils le vendangeaient  de leurs griffes en sautant d’une patte sur l’autre. De là ils s’en venaient jusqu’à pousser de la tête le masque du mort. C’étaient des morts frais, des fois tièdes et juste un peu blêmes. Le corbeau poussait le casque ; parfois, quand le mort était mal placé et qu’il mordait la terre à plaine bouche, le corbeau tirait sur les cheveux et sur la barbe tant qu’il n’avait pas mis à l’air cette partie du cou où est le partage de la barbe et du poil de la poitrine. C’était là tendre et tout frais, le sang rouge y faisait encore la petite boule. Ils se mettaient à becqueter là, tout de suite, à arracher cette peau, puis ils mangeaient gravement en criant de temps en temps pour appeler les femelles.

Les morts bougeaient. Les nerfs se tendaient dans la raideur des chairs pourries et un bras se levait lentement dans l’aube. Il restait là, dressant vers le ciel sa main noire toute épanouie ; les ventres trop gonflés éclataient et l’homme se tordait dans la terre, tremblant de toutes ses ficelles relâchées. Il reprenait une parcelle de vie. Il ondulait des épaules comme dans sa marche d’avant. Il ondulait des épaules, comme à son habitude d’avant, quand sa femme le reconnaissait au milieu des autres, à sa façon de marcher. Et les rats s’en allaient de lui. Mais, ça n’était plus son esprit de vie qui faisait onduler ses épaules, seulement la mécanique de la mort, et au bout d’un peu, il retombait immobile dans la boue. Alors les rats revenaient… »

 

La voilà donc la Guerre, la vraie, l’innommable, celle qui fut imposée à Giono.

J’insiste sur ce manque, sur ce vide, qui caractérisent la scénographie de Jean-Jacques Lebel, qui amputent l’Ecrivain et ne permettent pas de mieux comprendre son cheminement.

J’appartiens bien évidemment à une génération qui n’a connu cette Guerre, au-delà de l’enseignement d’une histoire gavée d’héroïsme et de patriotisme surannés, que par le truchement des récits que d’anciens combattants écrivaient à l’intention de gosses arrimés à un pays étranger, de 1914 à 1918, à la folle tuerie.

Mais j’entends encore l’instituteur qui me conduisit jusqu’au concours d’entrée en classe de sixième, j’entends toujours cet homme-là raconter « sa » guerre à la vingtaine de gamins dont les plus vieux, donc les déjà perdants, se préparaient à affronter l’épreuve du Certificat d’études primaires.

J’entends comme une longue et incessante plainte, une souffrance à peine contenue sous le fatras des mots qui n’étaient pas ceux de l’histoire officielle, celle au nom de laquelle les mêmes gamins se regroupaient, chaque 11 novembre, devant le Monument aux morts pour y chanter en chœur La Marseillaise.

Mon maître, un homme brisé, que sa Guerre accompagnait dans chaque recoin de son existence.

Je l’ignorais alors, mais Giono, en quelque sorte, naissait déjà en moi.

Le Grand Troupeau a fait de moi un antimilitariste et un pacifiste, même si le cheminement fut tortueux.

Donc, traversant sur les traces de Jean-Jacques Lebel cette « Grande » Guerre, je ne sus contenir une amère frustration.

Celle qui s’exprime ici, à quelques jours de la fermeture de l’exposition.

Là où j’ai salué Giono, dans d’autres salles, dans un autre environnement.

Celle qui restitue, entre autres, sa bibliothèque.

Celles où sont rappelées ses relations avec le monde du cinéma.

Ses films à lui.

Ceux que réalisa Pagnol (ceux que je n’ai jamais aimés).

Et puis, et surtout !, Un roi sans divertissement.

La lecture du roman m’avait bouleversé (et continue à me bouleverser).

Le visionnage du film me bouleversa lui aussi.

Langlois. L’hiver. Le village sous la neige. Saucisse et le Procureur. Mme Tim.

Le Terrier (et non pas Giono qui ne fut que le scénariste) réalisa un film plus qu’honorable.

Je n’avais guère plus de vingt ans lorsque je le visionnai pour la première fois.

Et là, dans cette salle plus vaste, moins solennelle que les autres, des lambeaux d’images et les affiches qui réveillèrent des émotions lesquelles, en dépit du temps, avaient eu l’élégance de ne pas s’estomper.

Langlois.

L’achèvement.

Les tout derniers paragraphes du roman (puisque s’entremêlent en ma mémoire le film et le roman).

 

« Eh bien voilà ce qu’il dut faire. Il remonta chez lui et tint le coup jusqu’à la soupe. Il attendit que Saucisse ait pris son tricot d’attente et que Delphine ait posé ses mains sur ses genoux. Il ouvrit, comme d’habitude, la boîte à cigares, et il sortit pour fumer.

Seulement, ce soir-là, il ne fumait pas un cigare, il fumait une cartouche de dynamite. Ce que Delphine et Saucisse regardèrent comme d’habitude, la petite braise, le petit fanal de voiture, c’était le grésillement de la mèche.

Et il y eut, au fond du jardin, l’énorme éclaboussement d’or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C’était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l’univers. »

 

Giono en appelle alors, et pour conclure, à Pascal : « Un roi sans divertissement est un homme plein de misères. »

L’exposition se referme ici.

Place est désormais faite aux marchands.

 

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