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9 juin 2017

URGENCES

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Cela aurait pu.

Cela ne fut pas.

« Il vous manqua de quelques centimètres ».

Information communiquée après que la gente dame m’eut aidé à me redresser et alors que la berline poursuivait sa trajectoire vers les confins de la cité.

Le passage dit « protégé » que j’emprunte trois ou quatre fois par semaine.

Les trois ou quatre rectangles qu’il me restait à franchir avant de retrouver le trottoir.

Le rugissement d’un moteur.

Celui de la berline.

Un réflexe incoordonné.

Sauter ? Bondir ? (Amon âge ?) Sprinter ? M’envoler ?

M’affaler.

Ce qui relève de l’évidence.

L’éparpillement des victuailles.

Puis la main secourable qui se tend.

Celle de la gente dame.

Qui me propose illico d’en appeler aux pompiers : trois gouttes de sang se sont incrustées sur le revers de mon vêtement.

Je refuse.
La gente dame m’aide à regrouper mes victuailles.

La berline a emporté son conducteur bien au-delà des feux tricolores dressés au bas de l’avenue.

Retour en mon chez moi.

Cahin-caha.

Le constat immédiat que la mécanique corporelle a souffert de cette chute.

L’incapacité d’user de mon bras gauche.

Sueurs froides.

Etourdissements.

SOS.

Les proches accourent, s’inquiètent, me soutiennent.

Direction les URGENCES.

Le Service Public, donc le CHU.

Pour la première fois, moi qui ai pourtant traversé tant de guerres.

Prise en charge.

Un premier comprimé antidouleur que je fais fondre sous ma langue.

L’installation sur un lit roulant.

Et puis l’attente.

Un vide désespérant.

L’incapacité à laquelle je me confronte de reconstituer une chronologie.

Qui, parmi le corps médical présent dans mon environnement, se pencha le premier sur moi ?

Qui m’interrogea ?

Qui me palpa ?

Qui m’entraîna pour la première fois en salle de radiologie ?

Je l’ignore.

Qui me redressa face à un écran ?

Qui m’annonça qu’il s’agissait d’une luxation de mon épaule gauche puis me précisa que cette luxation « serait très vite réduite » par un éminent spécialiste ?

La radiologue au visage si revêche ?

Le vide.

Allongé sur un lit à roulettes.

Et toujours l’attente.

En ce service des URGENCES.

Où j’acquiers la certitude que je n’existe plus.

Qu’à l’image du lit à roulettes et des quelques chaises, je ne suis qu’un objet.

Objet auquel le corps médical confère un rôle, une fonction indéterminables.

Un élément du décor hospitalier.

Un patient qui ne manifeste aucun signe d’impatience.

En dépit de la soif et de la faim qui le tenaillent.

Voilà qu’il est déjà dix-sept heures.

Je n’ai rien consommé, ni aliment ni boisson, depuis les aurores de ce jour qui était celui de la commémoration de mes septante et cinq ans.

Qui devient celui de ma fossilisation.

Lorsque survient enfin l’éminent spécialiste.

L’Orthopédiste.

Qui me parle.

Qui me fournit des explications avant de me demander de maintenir au-dessus de mes nez et bouche un masque.

Un masque qui émet des gaz hilarants.

L’éminent spécialiste s’empare de mon bras gauche.

L’éminent spécialiste requiert l’assistance d’une assistante.

Mon bras est tourné dans tous les sens, plié puis retourné.

Durant, me semble-t-il, de longues minutes.

Un craquement au creux de mon épaule martyrisée ?

Je suis le seul à l’entendre.

L’éminent spécialiste se désespère : devant le patient recroquevillé sur le lit roulant, il fait part de sa perplexité et concède l’aveu qu’il serait judicieux de faire appel à un autre spécialiste, bien plus éminent qu’il ne l’est, lui.

L’attente recommence.

Pour le patient qui accepte toujours de ne pas s’impatienter.

Point de décompte des minutes.

Dilution de la conscience.

Jusqu’à se fasse entendre une voix inconnue, bien que mâle et virile, avec quelques intonations qui trahissent l’autorité naturelle du Maître.

« Notre épaule réticente ? Voyons cela ! »

Une main ferme s’empare de mon poignet gauche.

Lequel est, une seconde fois, tourné et retourné dans tous les sens, plié puis retourné plusieurs fois.

Sans aucun résultat probant.

Du moins si j’en crois les rares lambeaux de phrases prononcées par le Maître.

Lequel finit par ordonner à l’Assistant de me reconduire en radiologie.

Où je suis redressé puis collé contre une table.

L’attente du diagnostic.

Un diagnostic qui est formulé en trois mots : « C’est en place. »

Donc l’éminent spécialiste, le premier, le plus jeune, le débutant, celui-là avait bel et bien accompli sa mission.

N’avais-je d’ailleurs pas entendu (ressenti ?) un craquement ?

Les cohortes de fourmis qui avaient paralysé deux de mes doigts n’avaient-elles pas battu en retraite au terme des premières manipulations ?

Mon coude gauche, jusqu’alors incapable d’assumer son rôle, ne venait-il pas, au terme de ces mêmes manipulations, de retrouver la capacité de se plier ?

Nul, au sein de l’équipe médicale du service des URGENCES ne daigna prêter attention à mes « confidences ».
Quantité négligeable je fus, quantité négligée je restais.

L’objet dans le décor familier.

Auquel on réclama encore un peu de patience : l’épaule serait scannérisée par un éminent spécialiste de l’usage de ces machineries sophistiquées.

L’attente.

J’avais faim, très faim.

J’avais soif, très très soif.

Mais je n’étais qu’un objet familier dans un décor familier.

Lorsque survint l’Impatience.

Sans crier gare.

Mon URGENCE sublimée au sein du service des URGENCES.

L’irrévocable décision : mon épaule ne sera pas scannérisée.

Un formulaire déchargeable à signer.

Enfin rendu à la position verticale.

Rendu à mon peu d’humanité.

Le jour de mes septante et cinq ans.

 

 

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