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Comédies
9 août 2014

Chroniques corses 2014 (6)

Vendredi 20 juin

 

Je m’en reviens sur l’épisode qui, hier, perturba ma sieste. Cette sorte de renversement des relations sociales : l’employée tançant l’employeur, la supposée dominée s’affranchissant de la soumission au prétendu dominant. Dans un petit village corse de surcroît. Au solstice de l’été, à l’heure du zénith. Un évènement dont nul n’aurait rien su si je n’en avais été malgré moi le témoin auditif. Un évènement susceptible de changer la face du monde si tant est que non seulement mes chroniquouillettes soient lues, mais aussi qu’elles alimentassent la réflexion de tant de ces hommes et de ces femmes chloroformées par les insidieuses vapeurs de l’idéologie dominante, laquelle exige que l’on se satisfasse du peu que les Médéfieux nous concèdent. Je n’inclus certes pas Pierre-Marie, éleveur de brebis à ses heures perdues, dans la classe des Médéfieux. J’indique tout banalement que les rapports hiérarchiques sont susceptibles d’être mis cul par-dessus tête pour peu que les premiers concernés y mettent un peu du leur.

(Pour l’heure, c’est Petit Bout qui perturbe ma sieste et celle de sa maman – qui est aussi ma fille -. La pauvre enfant ignore que ce soir son dîner la contraindra à roucher les os d’un sanglier décédé dans des conditions que je ne me hasarderai pas à qualifier de suspectes.)

Eugène, quant à lui, ignore tout des relations hiérarchiques. Eugène, restaurateur, est tout à la fois l’employé et l’employeur. Lorsque, dans les cuisines, l’employeur engueule l’employé, « merde » et « putain » se répondent en écho sans que le destin de l’humanité en fût changé.

La « Joffrinette » pousse un gros ouf de soulagement. La grève des cheminots s’étiole, la grève des cheminots s’éteint. Deux jours encore, trois jours peut-être, puis tout rentrera dans l’ordre. Les trains partiront à l’heure. Les trains arriveront peut-être à l’heure. Les voyageurs qui sont des gens qui décomptent le temps atteindront à leurs bureaux ou à leur usines (encore que les usines se fassent de plus en plus rares) dans des délais qui leur vaudront les félicitations de leurs employeurs. Des Médéfieux, ces employeurs, ravis que les exploités soient à ce point si peu conscients du vrai niveau de leur exploitation, qu’ils n’ont jamais autant courbé l’échine. Le salarié de ce siècle naissant, taillable et corvéable à merci, n’est rien d’autre qu’un individu qui en a déjà fini dès le début de son existence et pour qui les douze mois s’appellent décembre. Faute d’un nouveau Jaurès (ou même d’un quelconque Blum), ce salarié confia à un pseudo socialiste décalotté la responsabilité de conduire la politique qui réjouit tout à la fois les Affairistes, les ploutocrates européens, les Effémistes et quelques autres engeances affiliées au Grand Désordre Capitaliste.

Donc la « Joffrinette » se réjouit. Lâchement. Bassement. Sournoisement. Canaillement. Les rétifs à la prééminence de l’ordre nouveau que fait régner au sein de la rédaction un actionnaire tout puissant, ces révoltés d’avant-hier courbent, eux aussi, l’échine. L’éditorialiste a recopié le texte qui se mitonna au sein du service de presse de l’Elysée. Quelques pigistes qui n’y pigent pas grand-chose accumulent poncifs et lieux communs destinés à convaincre le lecteur le plus naïf qu’il a bel et bien entre les mains un journal de gauche. Les mots qui fâchent furent mis au rebut. Les beaux mots du socialisme, ceux-là mêmes qui jalonnaient, enchantaient, illuminaient les discours et les éditos de Jaurès. Je chemine (le plus lentement possible) vers la mort dans une société de l’abandon, de la lâcheté, du renoncement, de la soumission. Ce qui m’afflige.

 

 

 

 

 

Samedi 21 juin

 

Un délice, le sanglier. Cuisiné par Jean-François. Mais servi à Nessa, au bord de la route, cette route qu’ignorent les touristes, ce dont je ne me plains pas. Petit Bout n’aura pas rouché les os. Petit Bout s’est très vite endormie, contraignant sa maman (qui est aussi ma fille) à la reconduire jusqu’au Village, la privant, la pauvre maman, de la dégustation de ce véritable délice. Certes, le vin ne fut pas à la hauteur de l’évènement. Mais l’entrée, une sorte de pâte à pain mélangée à du vieux fromage de brebis râpé (je suis dans l’incapacité de me souvenir du nom de ce pain-là) puis les fromages méritèrent toute mon estime. Le retour fut épique. Patrick et Régine nous convièrent à prendre place dans leur luxueuse et sportive berline, ma tendre épouse s’installant à l’arrière en compagnie de Dame Régine. Tous recroquevillés, une berline sportive n’ayant pas été conçue pour accueillir quatre passagers. Serrés les uns contre les autres. Subissant chaque cahot mais en les accompagnant d’une cascade de rires. Jusqu’au moment où le véhicule tomba nez à museaux face à deux vaches et à un veau qui paissaient les herbes folles qu’aucun cantonnier n’avait exterminées. Si les deux vaches, sans doute forte de leurs expériences antérieures, eurent l’excellente idée de se ranger sur le côté, il n’en fut pas de même pour le veau qui après avoir examiné l’automobile, amorça un dialogue avec Patrick, avant de renoncer devant l’incrédulité et le mutisme du conducteur.

Jules me fait partager ses archives. Ou, plus exactement, les archives accumulées par son père et entassées dans des cartons soigneusement conservés dans le grenier. Jules me semble découvrir ces archives dont les quelques éléments que j’ai consultés me laissent pantois. D’anciennes revues qui datent de l’autre siècle, toutes en excellent état. Des photographies répertoriées et légendées qui retracent quelques épisodes des aventures coloniales franchouillardes. Des photos qui ne présentent aucunes des caractéristiques des clichés vieillis, jaunis propres aux vieux documents familiaux. Leur état de fraîcheur indique un professionnalisme d’excellent aloi. Jules s’interroge sur le sort qu’il réservera à ces archives. Il me semble qu’elles pourraient susciter l’intérêt d’historiens, de chercheurs, d’autant plus que la période qu’elles couvrent (la première moitié du 20° siècle) est désormais l’objet de nombreuses études.

Morse-Taquin confirme que la mise à mort de la SNCM n’est plus une hypothèse mais une quasi certitude. Le préavis de grève des syndicats des matelots et des officiers sera très probablement effectif dès le 24 juin. Mon retour sur le continent, programmé pour le 26, pourrait bien être différé. Je m’en préoccuperai en début de semaine prochaine.

Hier, le grondement familier des Canadairs. Ils furent trois à effectuer des rotations au niveau du couvent (j’évaluai alors à vue de nez, depuis la place de l’église) puis à s’orienter vers le nord. L’incendie ravageait sans doute un secteur proche du Village. Plus d’électricité. Pierrot mentionna deux foyers : Occhiatana et Belgudè.

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Dimanche 22 juin

 

Il me faut atteindre Belgudè pour découvrir l’ampleur de l’incendie qui, vendredi après-midi, partit à l’assaut de la montagne avant que d’être contenu puis vaincu grâce à l’intervention des trois Canadairs et d’un étrange avion qui lui tourna en permanence autour du brasier et ne sembla pas se ravitailler en eau au large de l’Osari. (A Occhiatana, le feu démarra au bord de la route, mais il ne parcourut ensuite que quelques dizaines de mètres.)

Fête de la musique, hier soir, chez Eugène. Un mets savoureux, du veau à la Pietra, mitonné par Eric, cuisinier d’excellence, auquel un accident stupide interdit désormais la pratique de sa profession. La station debout lui est en effet insupportable, du moins durant tout le temps nécessaire à la confection d’un plat. Eric a mis son savoir-faire au service d’Eugène. Le résultat fut prodigieux. Un chanteur et guitariste (dont j’ai déjà oublié le nom !) agrémenta la soirée. Il offrit aux convives l’interprétation de plusieurs dizaines de chansons aux origines les plus diverses et dans les styles les plus divers. Cette capacité à s’insinuer dans des moules musicaux si différents les uns des autres provoque en moi une réelle admiration, moi qui ne suis même plus capable de plaquer quelques accords sur une guitare.

Donc une soirée agréable. Bien que les convives n’aient pas été sollicités pour participer au tour de chant. Même s’il me fallut faire bonne contenance face à deux gentes dames dont il me fut patent qu’elles appartenaient à la bonne société insulaire. Deux gentes dames, la cinquantaine pour l’une, la soixantaine pour l’autre, dont les atours ne furent pas acquis dans l’une ou l’autre des boutiques où se négocient des vêtements féminins à trois francs six sous. Mon regard se détourna plusieurs fois de celui de la sexagénaire, laquelle s’évertuait à m’adresser quelques œillades langoureuses. Solitude ? Quête de la compagnie d’un vieillard susceptible d’accompagner l’inexorable cheminement vers la déchéance ? A ce stade de mon récit, l’interrogation n’a plus de sens.

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J’ai enfin accompli l’effort qui devrait rassurer mon référent : la descente jusqu’au cabanon que Jules et son frère ont érigé, à deux pas d’une source, sur un terrain familial. Puis la remontée, au terme de modestes agapes, et à l’heure du zénith, jusqu’au Village. Rompu, mais ayant survécu à l’exercice ! Heureux d’avoir observé Petit Bout s’approprier un exceptionnel paradis terrestre, si près de la source, à l’ombre des oliviers, parmi tant de variétés d’arbres fruitiers dont, le plus étonnant, un avocatier.

La terre tourne. Les jeux du cirque prospèrent. Jusqu’aux corses qui s’enthousiasment devant les exploits prêtés par la Médiatouillerie à quelques adolescents franchouillards et acnéiques, rétribués de manière éhontée par des nababs qui ne savent plus quoi foutre leurs immenses fortunes mais qui maîtrisent l’art d’enivrer les ilotes. L’édition dominicale de Morse-Taquin apporte sa pierre à l’édifice. Elle offre également une pleine page à Guy Bedos, lequel égrène ses commentaires quelque peu altérés sur une actualité qui nécessiterait un peu plus de véhémence. Bedos exprime, entre autre, son admiration à l’égard du Général aux bras si longs. Je lui rétorque que « la paix… instaurée en Algérie » par le vieux militaire revenu au pouvoir, en mai 1958, grâce au coup d’état perpétré par les Salan, Massu et consorts, cette paix-là n’intervint qu’au terme de quatre longues et sanglantes années de guerre, après que le Grand Charles eût laissé croire des deux côtés de la Méditerranée que la France et l’Algérie constituaient une seule et même entité « nationale ».

La grève à la SNCM se confirme. D’où la panique qui s’empare du personnel politique insulaire. Le mot « grève » n’est toujours pas banni du vocabulaire du monde du travail, en dépit des efforts déployés par les Médéfieux et les Médiatouilleurs qui sont leurs obligés. N’est-il pas paradoxal d’apprendre que les journalistes salariés du groupe Hersant qui ont voté une motion de défiance à l’encontre de leur employeur n’en aient pas fait état dans les colonnes du journal dont ils sont les seuls protagonistes rédactionnels ? Comme s’ils avaient honte et s’interdisaient d’assumer leur démarche collective et iconoclaste. Comme s’il n’était d’autre alternative, passé l’instant de l’expression de la colère, que de courber très vite l’échine et d’attendre, résignés, que survienne le pire. Puisque c’est bel et bien la question de la survie de leurs journaux (Nice, Var et Corse-Matin) qui est en jeu.

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